Tënk : Peux-tu nous présenter ton film ?
Clara Alloing : “J’ai énormément dormi » est le portrait d’une artiste plasticienne qui s’appelle Johanna Monnier, et qui est aussi une très bonne amie. Le film a commencé par l’envie de mettre en scène ses sculptures et ses costumes
Le projet a débuté il y a 3 ans avec un premier film entièrement de fiction qui durait 10 minutes. Arrivée à la fin de ce premier montage, je trouvais qu’il manquait quelque chose pour être un peu plus en contact avec ce que je trouvais intéressant dans l’œuvre de Johanna, parce que ce qui me marque le plus chez elle, c’est son rapport au langage et sa capacité à analyser ses émotions. Et donc ça m’a donné envie de mêler ce travail de fiction à quelque chose de plus documentaire, et comme je venais plutôt de l’art radiophonique, j’ai commencé à enregistrer sa parole.
Tënk : Comment s’est passée ta collaboration avec Johanna ?
Clara Alloing : J’ai tourné pendant 2 ans avec elle mais de manière très ponctuelle, et au final on avait environ 3 heures de rush. Pour la partie enregistrement, on a passé des heures à parler, et à partir de ses souvenirs et de son histoire, j’écrivais des mises en scènes, puis elle y amenait son grain de sel avec ses constructions.
Par exemple, elle me racontait qu’elle avait énormément dormi dans son enfance, et qu’elle avait l’impression qu’elle avait des boulets aux pieds lorsqu’elle plongeait dans le sommeil. Alors je l’ai imaginée comme un scaphandrier qui plonge dans l’eau, et à partir de cette image, elle a construit le costume complètement surréaliste qu’on voit dans le film.
Donc on a beaucoup échangé pendant le tournage, mais aussi pendant le montage, parce que je lui envoyais les images pour qu’elle me dise ce qu’elle en pensait. C’était une vraie collaboration et je pense que le film n’aurait pas été possible autrement.
Tënk : Ton film nous plonge dans l’intimité d’une femme artiste, est-ce que ça rejoint une envie d’aborder des questions féministes dans ton film ?
Clara Alloing : À travers ses sculptures, Johanna a une façon de parler de la féminité qui est très personnelle. En tous cas, son travail questionne la frontière entre l’intérieur et l’extérieur et la façon d’être au monde en tant que femme.
On apprend beaucoup aux filles à être seulement objets du désir, et c’est une position qui fige et immobilise. Dans le film, Johanna raconte que petite, elle se maquillait en cachette mais qu’elle en avait tellement honte qu’elle enlevait tout et allait courir dans la boue avec ses frères. Et ça se retrouve dans son travail, parce qu’elle utilise des couleurs très douces, très enfantines, et en même temps, elle va leur faire violence. Je trouve cette contradiction intéressante parce que ça questionne ce que c’est que la féminité, ou plutôt ce qu’on nous demande d’incarner en tant que femme.
Tënk : Le son a une dimension importante dans le film. Comment as-tu travaillé les différentes couches de son ?
Clara Alloing : Initialement, je suis plutôt auteure de créations radiophoniques, donc c’est vrai que je trouve que le rapport au sonore est très important dans mon film.
D’abord il y avait tout le travail de la voix off, c’est-à-dire recueillir la parole de Johanna. Et pendant le tournage, il y avait un micro qui enregistrait les sons en continu, ce qui m’a permis de recréer des atmosphères au montage. Et ensuite, il y a eu tout un travail de bruitage, que j’ai refait seule ou avec Johanna, et qui nous a permis de donner des tonalités différentes aux scènes: on bruitait de façon assez naturaliste les séquences d’atelier, et de façon plus burlesque et appuyée quand il s’agissait de séquences oniriques.
Tënk : Tu as tourné avec une caméra Bolex, pourquoi ce choix ?
Clara Alloing : En fait, c’est un peu la Bolex qui a motivé le film au départ. J’avais acheté quelques bobines de pellicule quand je travaillais comme assistante à la HEAD (école de Cinéma Genevoise). La réalisatrice Marie Losier avait donné un atelier autour de la caméra bolex et de la pellicule aux étudiants de première année, et c’est en l’entendant parler de sa démarche que j’ai eu envie de filmer en 16mm. C’est donc à ce moment-là que j’ai proposé à Joanna qu’on initie ce film.
Par ailleurs, on a trouvé ça très juste, parce qu’il y a quelque chose de très artisanal dans le travail de la pellicule qui ressemble beaucoup au travail de Johanna, qui fabrique des objets avec des matériaux récupérés et des choses assemblées. Même si la pellicule est devenue très chère, il y a quelque chose qui fait qu’on reste en contact avec la matière, quelque chose d’organique qui est très différent du numérique je crois.
Et puis l’utilisation de la pellicule m’a vraiment donné un cadre de travail, parce que comme une bobine correspond à 3 minutes de film, on a passé beaucoup de temps à réfléchir à ce qu’on voulait et comment on le voulait. C’était un très bon exercice de ne pas filmer au mètre, mais de se demander comment on peut raconter quelque chose en quelques plans.
Tënk : Sur le travail d’étalonnage, comment s’est passée votre collaboration et est-ce que la pellicule a permis davantage de choses ?
Damien Pelletier : Les films soutenus par Tënk ont toujours dans des démarches artistiques très marquées, ce qui fait que pour l’étalonnage, il faut réinventer un langage et comprendre le film et ses particularités en quelques jours. Et sur le film de Clara, c’était vraiment une chance de travailler sur de la pellicule. C’est vraiment une autre manière de penser l’étalonnage que sur le numérique parce qu’avec toutes les aspérités de la pellicule, il y a vraiment plein de choses à aller chercher dans la matière et la texture.
Clara Alloing : La pellicule permet aussi de donner des teintes aux images, et de connoter les séquences. Avec Damien on a donné des teintes assez marquées aux scènes oniriques pour les placer dans un univers autre que le présent et le réel, et dans les séquences d’atelier qui sont plus naturalistes, on est resté sur des tons réalistes mais en jouant sur des teintes rosées qui se rapportent beaucoup à la peau.
Damien Pelletier : Ce qu’on a trouvé à l’étalonnage, c’est qu’il y a vraiment cette thématique de l’enveloppe et de la peau qui est traitée dans les sculptures de Johanna et ça nous a permis d’accentuer cette teinte qui renvoie à la carnation à l’étalonnage.
Tënk : Est-ce qu’il y a des films qui t’ont inspirée pour la réalisation de “J’ai énormément dormi” ?
Clara Alloing : Les films de Ben Rivers m’ont beaucoup inspirés. Il réalise lui-même des portraits en 16mm, et dans ses films, il y a un travail sur la plasticité de la pellicule et sur le travail de post-synchronisation du son qui ont nourri ma réflexion et mon écriture. Ses portraits s’inscrivent dans une quotidienneté et une forme d’humour et de poésie des instants, et c’est aussi ce que je cherche à raconter dans ce film.
Je pense à “Two years at sea” par exemple, dans lequel il y a tout un travail de bruitage et un jeu sur la fausse synchronicité entre image et son que je trouve très drôle et émouvant. C’est un portrait très épuré qui montre comment raconter une personne filmée sans passé par les mots ou le langage.
Et puis, c’est vrai qu’à plein de niveaux, la façon de travailler et l’amitié de Marie Losier m’ont beaucoup inspirée. Elle est très importante pour moi parce qu’elle m’a permis de trouver une liberté et une joie dans le fait de faire des images. C’est elle qui m’a mis une Bolex dans la main et qui m’a donné l’élan et la motivation pour faire ce film. Je lui en suis très reconnaissante !